Nous allons parler maintenant du premier grand succès mondial d’un film, succès à ce point considérable qu’il n’a jamais été égalé depuis.

Il s’agit de L’Amant de la Lune, dû à la collaboration de Zecca et de Gaston Velle, un des « réalisateurs » auxquels le cinéma doit d’avoir connu et conservé sa vogue actuelle.

Le sujet en était assez simple, c’est son exécution — extraordinaire pour l’époque — qui assura son triomphe:

Un ivrogne regarde la lune, s’en éprend et veut monter jusqu à elle. Il grimpe après un poteau, escalade une maison, se hisse le fée d’une cheminée de tôle qui est secouée en tous sens par un vent violent et finit par le lancer dans l’espace. Il progresse dans l’éther, à travers nuages et étoiles, et arrive à la Lune. Celle-ci a la face humaine qu’on lui connaît. L’ivrogne pénètre par la bouche du satellite dans lequel il disparaît pour en être ensuite rejeté, A ce moment, il tombe de son lit sur le tapis… car il s’agissait d’un rêve.

Certains tableaux de ce film furent exécutés en trois impressions: 1re, l’ivrogne sur fond noir; 2e, les étoiles et constellations (décor); 3e, les
nuages (naturels). La Lune était une sphère énorme articulée. Sa bouche était de dimensions suffisantes pour permettre à un homme de s’y introduire aisément.

Les acteurs continuant à bouder le cinéma (comme ils ont changé depuis !…), Zecca dut interpréter lui-même le personnage principal de son film dont il brossa au surplus maint décor et « supervisa » la mise en scène.

En 1901, il créa le premier film d’actualité La Catastrophe de la Martinique.

Bien entendu, à cette époque, il ne pouvait s’agir que de truquage, le reporter cinématographique n’étant pas né.

Zecca fit donc exécuter un petit panorama en relief de l’île tragique. Le mont Pelé crachait une fumée noire, épaisse, qui retombait en cendres brûlantes… sous forme de sciure de bois adroitement répandue du cintre par un accessoiriste conscient de son importance.

Le raz de marée qui, on se rappelle, ravagea la Martinique, fut obtenu d’une façon simple et saisissante.

Le panorama s’appuyait sur une bâche remplie d’eau qui figurait la mer. Cette bâche relevée brusquement hors du champ, l’eau se précipita en tumulte à l’assaut du petit panorama.

Les deux films L’Amant de la Lune et La Catastrophe de la Martinique furent tirés à plusieurs milliers d’exemplaires, sans parler des contre-types que les Américains tirèrent sans scrupule du seul positif qu’ils eussent acheté,

En 1905-1906, le cinéma aborde résolument le théâtre.

Il est aussitôt en butte aux tracasseries des pouvoirs publics qui sont toujours « un peu là » quand il s’agit d’empêcher l’essor d’une industrie ou d’une invention nouvelle.

Le bois de Vincennes est interdit aux metteurs en scène qui sont pourchassés dans la rue, comme de simples camelots.

Les acteurs commencent à regarder le cinéma d’un œil moins hostile; ils consentent à jouer pour lui, mais dans des décors et le matin seulement. Ils se refusent encore avec énergie à jouer en plein air.

Cela passera.

Un usinage est devenu nécessaire. Il a été installé avenue du Polygone à Vincennes, dans l’ancienne salle de bal du restaurant de l’Acacia, dont les Pathé étaient propriétaires et qui avait perdu de sa vogue depuis les progrès de la bicyclette et du tourisme.

Cette usine sera bientôt trop petite. De vastes bâtiments s’élèveront à Joinville-le-Pont, puis rue des Vignerons à Vincennes, occupant des ouvriers et ouvrières par milliers.

Cette période de grande prospérité est trop près de nous pour que-nous insistions.

Nous ne voulons parler que des débuts du cinématographe et non de son apogée.

D’ailleurs ces débuts sont, à notre avis, autrement intéressants à décrire.

Qu’on réfléchisse qu’à ce moment il fallut tout créer, tout imaginer, tout inventer. Les hommes qui ont amené le cinéma de l’Arrivée du Chemin de fer à l’Amant de la Lune et plus tard aux Misérables ont déployé autrement de talent et d’ingéniosité que les «tard venus» qui s’imaginent aujourd’hui être des maîtres, parce qu’ils dépensent un million ou deux pour accoucher d’un film luxueux mais souvent médiocre.

Chapeau bas, messieurs les pontifes, devant Charles Pathé et Ferdinand Zecca!

Les directeurs de théâtres qui, à de rares exceptions près, ont toujours manqué de flair, prirent rapidement ombrage du cinéma qu’ils accusèrent de les ruiner.

Ce qu les ruinait, c’étaient les mauvaises pièces qu’ils montaient et pour lesquelles ils vendaient leurs fauteuils à des prix scandaleux.

Certains, dans les contrats qu’ils signaient avec leurs artistes, prétendirent interdire à ceux-ci de « faire du cinéma », ce qui engagea le plus grand nombre à vouloir en faire. Embêter le patron et risquer la bonne publicité d’un procès en les c’était tentant, n’est-ce pas?

Le moment paraissait choisi pour créer de grands films dramatiques et de belle tenue. M. Ch. Pathé suggéra l’idée du Film d’Art auquel s’intéressèrent Henri Lavedan et Le Bargy. .

La tentative était intéressante, hardie, mais un peu précoce; elle ne donna pas les résultats espérés.

L’idée fut reprise un peu plus tard avec la Société Cinématographique des Auteurs et Gens de Lettres (S. C. A. G. L.) et elle réussit pleinement.

Il fallait organiser le spectacle, resté jusqu’alors assez rudimentaire..

M. Pathé s’y employa en créant la Cinéma-Exploitation qui ouvrit dans Paris dix-sept salles dont quelques-unes, l’Artistic, par exemple, sont de pures merveilles d’art et de goût.

Le même effort fut réalisé en province: l’émulation, la concurrence s’en mêlèrent, et les spectateurs en bénéficièrent.

Entre temps, M. Zecca ne perdait pas de vue la production, âme du spectacle.

Il créait des spécialistes, opérateurs, décorateurs, engagéait des acteurs, découvrait des auteurs et metteurs en scène auxquels il fournissait de l’argent qu’ils dépensaient toujours et des conseils qu’ils n’écoutaient pas toujours. Ceux qui ont écoutés les conseils, durent encore. Exemple: René
Leprince et la S. C. A. G. L. aujourd’hui un des plus beaux fleurons de la Société Pathé-Consortium.

Les idées qu’eut Zecca il y a vingt ans et qui révolutionnèrent la technique cinématographique à l’époque, ne semblent pas aujourd’hui admirables parce qu’elles se sont tellement implantées, sont tellement devenues la loi générale, qu’il semble qu’elles aient toujours existé.

C’est pourquoi, dans un but de justice et de loyauté, il est bon aujourd’hui de lui en décerner la paternité.

C’est Zecca qui eut le premier l’idée de tourner «nature » des scènes qu’on avait exécutées jusqu’à ce jour dans des décors. En 1905, il tourne entièrement en plein air L’Honneur d’un Père, chez Ménessier, décorateur de l’Opéra, qui habitait à la Varenne une maison construite par lui et qui était à la fois pittoresque et artistique.

Dans le même temps, il exécutait La Mine avec un décor en boisages naturels avec filons en véritable houille et reconstituait un coron minier moitié plein air et moitié décor.

Ces films peuvent encore se voir et supportent aisément la comparaison avec tout ce que nos modernes metteurs en scène ont fait, ou cru faire, de mieux.

C’est enfin Zecca qui eut le premier l’idée du roman-cinéma, avec Les Misérables qu’il conseilla, malgré des oppositions violentes, de passer en quatre semaines.

Ce film, d’un métrage de 1.800 mètres, qui fut exécuté par Capellani, fait. encore la fortune des exploitants.

Je ne voudrais pas peiner Antoine auquel le théâtre est redevable de bien des progrès, mais grand dieu! qu’il lui reste à apprendre avant de donner au cinéma l’équivalent de ce que lui a apporté Zecca!

Au cours des conversations que j’ai eues avec M. Zecca, nous avons évoqué de nombreux souvenirs, tantôt mélancoliques, tantôt gais.

Je n’étonnerai personne en disant que mon interlocuteur connaît un tas d’anecdotes qui réunies en volume feraient la joie d’un éditeur.

Je me bornerai à en citer une qui eut pour cadre Villefranche, devant l’ancien bagne italien. On tournait une scène du temps de Louis XIV. Le metteur en scène, brave garçon, travailleur, débrouillard, était insuffisamment lettré. Il se place, face à la baie magnifique et, là, désignant à son opérateur, d’un geste large:

— Prends-moi ça.

— Mais, dit l’opérateur qui était ce brave Daret, il y a des torpilleurs dans le fond!

— Qu’est-ce que ça peut te f…!

— Mais… il n’y avait pas de torpilleurs sous Louis XIV!

— Ah! zut alors! répond l’autre, s’il faut savoir l’histoire de France, pour faire du cinéma!…

Zecca ne fait plus aujourd’hui de mise en scène et c’est regrettable.

— J’ai assez travaillé, me dit-il, je m’assieds, et je regarde opérer les autres.

En réalité, Zecca travaille toujours, mais son rôle a changé. M. Ch. Pathé lui a demandé de s’occuper d’un nouvel appareil de projection sur lequel il ne m’est pas encore permis de m’étendre et qui doit révolutionner le marché: Pathé-Baby. Patiemment, Zecca a travaillé à la mise au point de l’invention qui, je puis le dire, est actuellement terminée, et il élabore le formidable programme qui alimentera l’ingénieux appareil.

Je terminerai cette évocation de souvenirs cinématographiques par cette petite anecdote:

C’était pendant la guerre, en 1916. Il s’agissait de répondre à l’insolent manifeste des 93 intellectuels teutons. Sacha Guitry se chargea de la réponse et prit comme tribune le cinématographe. Il fit une conférence aux Variétés qu’il intitula « Ceux de chez Nous » et présenta les notabilités de l’art, de la littérature et de l’industrie français. Des images du film étaient consacrées à Ch. Pathé et à Zecca. Ch. Pathé est grand, Zecca est petit. Quand vint le tour de Zecca, Sacha Guitry le présenta ainsi:

« Le plus petit des grands hommes! »

Nous avons cru intéresser nos lecteurs en leur donnant un agrandissement bien venu de ce film qui constitue un document extrêmement rare et quasi introuvable. Si Ch. Pathé est resté le même, on reconnaîtrait moins facilement Zecca qui, à la suite d’un voyage en Amérique, a sacrifñé sa forte moustache gauloise qu’il porte maintenant « à l’américaine ». Mais si la moustache a perdu sa nationalité qu’on se rassure, l’homme a conservé la sienne.

Georges Dyerres

Juin 1922